Premier article d'une série de Sébastien Leroy, qui paraîtra chaque week-end dans Nord Eclair.
La scène se passe aux prémices du XXe siècle, dans le bureau d'Arthur Stoclet, ingénieur en chef du département du Nord. L'homme qui se tient face à lui n'est pas n'importe qui. Il s'agit de l'un des esprits les plus brillants de l'époque. Un visionnaire, fondateur de la compagnie des Tramways et Voies Ferrées du Nord, ancien ingénieur en chef de la ville de Lille : Alfred Mongy. Ce dernier vient présenter au département son projet. Le projet d'une vie : relier par un grand boulevard urbain les trois villes les plus puissantes de la région que sont Lille Roubaix et Tourcoing. Mongy y pense depuis quarante ans. En effet, dès 1860, alors qu'il est employé à la direction des travaux de Lille, le jeune homme conçoit un projet d'artère spacieuse entre la capitale des Flandres et les usines textiles de Roubaix qui tournent à plein régime. Dans les villes, on étouffe « Il faut se rendre compte qu'à l'époque, on met des heures pour rallier Lille à Roubaix et Tourcoing. On part le soir et on arrive le lendemain matin ! », explique Jacques Desbarbieux, historien amateur à Mons-en-Baroeul et animateur d'un site sur le Grand boulevard (1). La route est sinueuse, bordée par une campagne tranquille. Et puis, Lille, comme Roubaix et Tourcoing, commence à saturer. On étouffe. La main-d'oeuvre arrive de partout et les conditions de vie se dégradent.
L'idée, hygiéniste, qu'il faut ouvrir les villes au grand air par des trouées et des promenades se répand. Mais l'initiative de Mongy est d'abord un échec, ne trouvant aucun écho auprès d'Auguste Richebé, le maire de Lille de l'époque. Vingt-cinq ans plus tard, Mongy parvient à convaincre Julien Lagache, alors maire de Roubaix. Mais encore une fois, le projet tombe à l'eau et reste en sommeil dans les tiroirs de l'ingénieur lillois. Si bien que le jour de la rencontre avec Arthur Stoclet, Alfred Mongy sait que le moment est crucial. Il a 65 ans, c'est sa dernière chance de pousser à la naissance du grand Boulevard. Comme les Champs-Élysées « Les deux hommes s'entendent bien, raconte Jacques Desbarbieux.
Stoclet va même plus loin que Mongy. Alors que celui-ci avait juste prévu une voie de 20 m de large, dédiée au tramway, l'ingénieur du département pousse jusqu'à 50 m, en anticipation du trafic automobile qui n'en est encore qu'à ses débuts. » Les deux alliés obtiennent, le 9 janvier 1905, l'assentiment du conseil général ainsi que la bénédiction d'Eugène Motte et Charles Delesalle, maires de Roubaix et de Lille. Commence alors un marathon de quatre ans pour réaliser la percée à travers la campagne. Le tracé de cet équivalent des Champs-Élysées, comme l'écrit le Journal de Roubaix, figure finalement un Y. Le sillon reliera Lille et Roubaix mais aussi Tourcoing. On perce les remparts à Lille, on exproprie les terres agricoles, on construit des ouvrages d'art qui subsistent aujourd'hui (dont le pont hydraulique de Tourcoing). Les dépenses sont pharaoniques (2 millions de francs de l'époque, 7 millions d'euros), on déplace 200 000 m³ de terre... Le 4 décembre 1909, tout est prêt pour le voyage inaugural des trams de l'« Électrique Lille-Roubaix-Tourcoing ». Le Grand boulevard est né. N'y manque plus que la vie riveraine. Mais ça, c'est une autre histoire...